Les Archives municipales de la ville de Saint-Denis viennent de lancer leur nouveau portail, outil innovant dans l’approche qu’il propose des archives et original dans sa conception.
Frédérique Jacquet, conservatrice du patrimoine, directrice des Archives de Saint-Denis et son équipe nous présentent ce site.
1/ De la conception du projet au 1er clic
L&Co : Les Archives de Saint Denis viennent de lancer un nouveau site. Un site original dans son approche graphique et éditoriale. Pouvez-vous nous expliquer comment ce projet a pu voir le jour ?
F. Jacquet : Le projet date du début de l’année 2008. Nous avons envisagé la création d’un portail en ligne et entamé un important travail de sensibilisation et de discussion avec nos interlocuteurs au sein la Ville de Saint-Denis. Puis nous avons su profiter d’un élément déclencheur à la fin de cette même année : l’appel à projets du Ministère de la Culture, de la MRT [Mission Recherche et Technologie] à l’époque. Cet appel pouvait donner un véritable cadre scientifique à notre démarche et nous a incontestablement servi à obtenir un premier soutien des élus.
Afin d’asseoir le projet, nous avons également proposé une vraie politique de numérisation, c’est-à-dire un choix concerté de documents à mettre en ligne. Il s’agissait de valoriser toute l’histoire de notre territoire, du Moyen-Age à nos jours. Avec le soutien décisif de la Direction des Archives de France, nous avons ainsi construit un vaste projet de numérisation autour du thème : « Saint-Denis, ville royale, ville ouvrière ». Cette politique de réflexion sur la cohérence des documents à mettre en ligne a été un facteur déterminant dans l’obtention de la subvention accordée par la MRT et pour emporter le soutien définitif de la Ville.
L&Co : Une fois cet accord trouvé, comment avez-vous procédé pour lancer ce projet ?
F. Jacquet : L’accord et la subvention acquis, nous avons pu débuter le projet lui-même. Nous avons commencé l’écriture du cahier des charges. Nous savions que nous ne voulions pas donner accès aux documents numérisés par le biais du plan de classement de nos inventaires. Avec notre Direction des marchés publics, nous avons monté en juillet 2009 un marché sur quatre ans. Ce dernier devait nous permettre de travailler sur le long terme et d’évacuer la question de la réalisation du projet sur une seule année budgétaire.
Ce marché comportait deux lots : le premier était dédié à la numérisation de nouveaux documents, dans le cadre du projet financé par la MRT, tandis que le second s’intéressait à la réalisation du portail et à l’hébergement des données,
Pour chacun de ces lots nous avons reçu cinq réponses solides, que nous avons pris soin de dépouiller sur plusieurs semaines.
« Tirer profit de leurs expériences »
L&Co : Comment s’est organisée l’évaluation de ces offres et y a-t-il eu des interactions professionnelles autour de ce projet ?
F. Jacquet : Pour les évaluer, nous avons pris soin d’établir des grilles d’analyse très précises. Parallèlement à cela, nous organisions des réunions afin de partager et de confronter nos analyses personnelles, mais aussi pour analyser les portails existants réalisés par ces mêmes prestataires. De plus, lorsque nous souhaitions creuser certaines fonctionnalités, nous sondions directement des centres d’archives, comme nous avons pu le faire avec les AD du Puy-de-Dôme ou encore les AM de Lyon. Nous avons su tirer profit de leurs expériences pour définir ce vers quoi nous voulions tendre et donc quelle offre retenir.
L&Co : Parmi l’ensemble de vos critères, quel était l’élément décisif dans vos grilles d’analyses ?
F. Jacquet : Le choix du back-office constituait un point essentiel dans la sélection de notre prestataire. Nous devions être impérativement autonomes dans la gestion du contenu, la publication de nouveaux documents mais aussi pour la création de nouveaux formulaires. Ce back-office devait être à mi-chemin entre une application standard et une application personnalisée. Enfin, nous souhaitions travailler avec un prestataire ayant un savoir-faire certain en archivistique tout en ayant d’autres compétences pour profiter de pratiques métiers différentes de notre sphère professionnelle.
« Ne rien céder »
L&Co : Avez-vous rencontré des difficultés particulières dans la mise en œuvre de ce projet ?
F. Jacquet : La difficulté principale dans un projet de cette envergure est de faire accepter au prestataire qu’il est parfois possible de s’écarter du cahier des charges sans que cela constitue un blocage du projet lui-même. Il ne faut pas non plus que ces changements mettent le projet en péril d’un point de vue budgétaire, que ce soit d’un coté ou de l’autre. La seconde difficulté tient au fait qu’il est nécessaire de trouver un langage commun afin de se comprendre et ainsi trouver un équilibre entre les besoins exprimés et la mise en œuvre en un minimum de temps.
Au final, le chantier aura duré 16 mois avec de nombreuses périodes de pause déterminées notamment en fonction de nos différents chantiers mais aussi des priorités de notre prestataire. En effet, il est arrivé que l’implémentation de nos demandes prenne un certain temps compte-tenu de sa charge de travail et de son implication dans notre projet. Il a donc fallu trouver un équilibre acceptable entre la formulation de nos demandes et leurs réalisations. Pour cela, nous avons su lui transmettre notre motivation et nous n’avons rien cédé, sur aucun point. Il fallait être constamment présent à ses cotés. Et grâce à notre engagement et à notre travail au quotidien, le site que nous avons finalement mis en ligne correspond en tout point à notre cahier des charges initial.
L&Co : Vous êtes une petite équipe ; aussi, comment arrive-t-on à gérer la mise en œuvre d’un tel projet sans délaisser les missions quotidiennes d’un centre d’archives comme le vôtre ?
F. Jacquet : Avec beaucoup d’engagement. Les heures de travail ont été nombreuses et l’énergie dépensée sans commune mesure avec le budget alloué.
La question était toujours : « Comment concilier l’archivistique et ses règles avec la mise en ligne ? », « Comment faire simple tout en restant attaché au métier et à ses règles ? ». Beaucoup de moments de réflexion de fond donc, qui ont pris du temps.
Il a fallu convertir les tableaux de récolement d’archives numérisées au format XML-EAD, déterminer les balises qui permettent l’interrogation, la restitution et la légende dans la visionneuse. Il ne fallait jamais perdre de vue la contextualisation du document. Avec le recul, nous avions sans doute un peu sous-estimé l’ampleur du projet mais nous avons pu surmonter ces difficultés en revenant toujours aux fondamentaux de l’archivistique et en plaçant toujours le public, c’est-à-dire tous les publics, au cœur de notre démarche.
Le site dans tous ses états
L&Co : Pouvez-vous nous présenter votre site ?
F. Jacquet : Il comporte plusieurs versants : le premier propose un accès direct aux corpus de documents numérisés classés par grands thèmes, tandis que le second permet, de manière dynamique, la consultation des fonds et des inventaires dans un environnement archivistique normé. Là, dans ce second volet, on peut aussi trouver les documents numérisés « au bout » de leur notice. D’un côté donc, un corpus « assumé » de documents, de l’autre, une vision exhaustive des fonds et des inventaires rattachés. Enfin troisième versant, le point d’entrée du « focus » permet d’éclairer un fait historique local, significatif pour l’histoire nationale, par la présentation commentée de documents accessibles par le biais technique de la visionneuse. Notre parti pris a toujours été de placer le document au premier plan.
La visionneuse et ses fonctionnalités permettent cette mise en avant
Deux « mots d’ordre » nous ont guidées : fiabilité et sens. Un site est un projet éditorial. L’état des fonds a été re-rédigé pour ce site. Il est exhaustif et fiable. Toutes les fiches de fond sont harmonisées entre elles. Les documents numérisés directement accessibles sont « présentés » de manière solide et simple. Il y a un ton rédactionnel homogène sur l’ensemble du site.
« Amener le public à s’interroger »
L&Co : Le chapitre « focus » est à l’image de ce site, original et audacieux. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur ce chapitre ?
F. Jacquet : Le principe éditorial du focus est d’utiliser l’histoire et le document pour amener le public à s’interroger et à réfléchir « par lui-même ». Le focus s’appuie sur le document. L’information vient du document lui-même. Le texte historique rédigé en amorce oriente l’internaute vers la découverte du document et la manière de le faire parler. L’internaute se retrouve en position de chercheur. Il découvre et peut se faire son idée, et surtout, s’il le souhaite, aller plus loin. Le focus veut favoriser un usage public de l’histoire ; pas une histoire toute faite mais une histoire qui aide aussi à penser le présent.
L&Co : Votre site se veut également très proche de ses administrés comme semble l’indiquer déjà la photo d’accueil ainsi que les archives numérisées qui s’inscrivent dans le quotidien et le paysage de la ville. Cibliez-vous un public en particulier ?
F. Jacquet : La photo d’accueil de notre site est à l’image de notre ambition initiale, c’est-à-dire de réaliser un portail pour, non pas un, mais des publics. Notre service a un lien étroit avec la population locale et nous ne souhaitions ni faire un site d’histoire savante, ni un site à destination des seuls généalogistes par exemple. Cette volonté se traduit donc à la fois dans la forme du site, où vous ne trouverez aucune segmentation ni catégorisation des publics, mais aussi au niveau des documents présentés. Nous voulions en effet réintroduire la valeur ajoutée du travail des archivistes en présentant des documents couvrant une palette historique large. Pour chacun d’eux, nous avons réalisé un important travail de contextualisation et mis à disposition le maximum de contenus éditoriaux destinés à faciliter leur compréhension. Ce portail n’est ni facile, ni démagogique. Il ne cède pas non plus à la logique d’interrogation « google ».
L&Co : Vous accordez une place de choix à l’iconographie et vous vous apprêtez à mettre en ligne vos fonds de cartes postales. La mise en ligne de cartes postales occupe de plus en plus de place sur les différents sites Internet des services d’archives. Comment considérez-vous ce support ?
F. Jacquet : La carte postale, c’est une photographie particulière, elle est faite, dès le départ, pour voyager. La prise de vue est adaptée à sa fonction. Il y a un cadrage carte postale et tout un système de représentations lié à la carte postale. Sur le site, nous la considérons comme un document photographique. Nous mettons d’ailleurs en ligne avec les cartes postales d’autres types de photographies : les photographies de presse, les cartes photographiques. Nous la considérons au même titre que les autres documents même si nous savons qu’il y a un vrai public pour la carte postale. Cela dit, il ne faut pas « enfermer » un public dans un type de document. Il faut donner à voir la carte postale comme une photographie, codifiée, certes, mais très riche pour l’histoire des paysages et de la culture populaire, notamment. Il faut « dépoussiérer » la carte postale en quelque sorte.
L&Co : Aujourd’hui, où en êtes-vous dans ce projet ?
F. Jacquet : Nous sommes en train de préparer la mise en ligne de nouveaux fonds, les photographies mais aussi la presse.
Nous préparons également un espace ludique et un espace collaboratif.
Nous allons mettre en ligne des jeux autour de documents. Ces jeux auront pour objectif d’amener le joueur à « regarder » le document, à y déceler des indices, à faire des rapprochements et des déductions.
Nous allons également mettre en ligne une application où des documents d’archives seront géolocalisés sur la carte du territoire de la ville d’aujourd’hui : les documents détenus par les Archives municipales mais aussi des documents venant des gens. Le public pourra poster des images directement localisées (ou à localiser) et nous pourrons choisir ou non de les publier (modération). Chaque adresse postale pourra ainsi générer une galerie d’images commentées. L’objectif, historique, est de documenter l’histoire urbaine, économique, sociale, politique de la ville en partant du quotidien des habitants : leur quartier, leur rue. Cette application, au final, permettra au public internaute, qu’il habite ou non Saint-Denis, de se représenter la ville et, avec elle, toute la banlieue nord.
Les archives et le média Internet: « Construire une relation sur le long terme »
L&Co : Le site possède une fonctionnalité permettant d’être tenu au courant de son actualité : « le fil ». Pensez-vous étendre ce service aux réseaux communautaires du type Facebook, Twitter ?
F. Jacquet : Nous n’avons pas exploré cette voie pour des raisons de temps, mais surtout en raison de la nature même de notre projet. Nous privilégions la mise en avant du site et des fonds mis en ligne, par des prises de contact ciblées ou par l’élaboration de partenariats, avec des universités par exemple ou des écoles. Nous faisons également confiance aux sites qui vont nous référencer, chacun pour des motifs différents, en fonction de leurs centres d’intérêt. Il y a là un libre jeu. Nous souhaitons construire avec nos visiteurs et notre public une relation sur le long terme. Pourquoi avoir une page Facebook qui doublonne avec certaines fonctionnalités du portail ? Facebook est-il un média de contenus ou de pure communication ? Facebook a « tué » beaucoup de blogs très créatifs. Facebook enferme aussi…
Nous préférons, actuellement, une « découverte lente » qui prenne d’autres chemins quitte à avoir moins de visiteurs dans un tout premier temps ! Ce n’est pas seulement le nombre de visites qui compte ! C’est la satisfaction et le plaisir des internautes. La question n’est pas d’utiliser à priori les « médias sociaux » pour être innovant. C’est la qualité du contenu qui compte. Pour nous, les contenus sont sur le portail des Archives en ligne.
L&Co : On assiste à l’émergence de nouvelles pratiques artistiques ou politiques autour de documents d’archives. Je pense notamment au projet de la Commune de Paris du Collectif Raspou Team ou encore à France Inter, qui vient de rejouer la présidentielle de 1981 sur Twitter. Seriez-vous prêts à vous engager dans des projets similaires ?
F. Jacquet : Nous sommes là et dans un projet culturel et dans un travail journalistique originaux, remplis de vraies connaissances. Un portail d’archives en ligne peut inclure des expositions qui bénéficient de la technologie d’aujourd’hui. Mais là encore, ce n’est pas la technologie qui compte avant tout. C’est le contenu, la création, et la rencontre avec le public qui importe. C’est la qualité.
L&Co : Avec tous les contenus que vous venez de mettre en ligne, avez-vous arrêté votre propre politique de réutilisation des données publiques et comment avez-vous abordé cette question ?
F. Jacquet : Dès le lancement de nos différents projets de numérisation, nous avons exposé à notre service juridique les problèmes potentiels que ceux-ci pouvaient soulever. La mise en œuvre de licences d’utilisation a de suite été retenue. A l’heure actuelle, nous devons encore mettre ces licences en ligne mais il est vrai que le fait de savoir qu’il était possible de les rédiger a posteriori de la demande de réutilisation, a permis de sécuriser le projet et donc d’avancer sereinement.
L&Co : Le site est lancé maintenant depuis quelques semaines, est-il possible de tirer un premier bilan et nous présenter les nouveautés à venir ?
F. Jacquet : Nous ne possédons pas encore de points de comparaison, le trafic nous paraît cependant satisfaisant. Nous suivons les statistiques mais elles ne sont pas au cœur de nos préoccupations. Cela nous évite ainsi d’avoir une pression immédiate. Encore une fois, il s’agit de construire « un objet culturel » qui nécessite un temps d’appropriation. Nous ne sommes pas sur le même temps que celui d’un blog. En plus, notre travail d’archiviste ne s’arrête pas à la publication de documents, c’est même l’inverse. Nous devons accompagner auprès des publics le partage de ce patrimoine. C’est notre métier. Notre travail se construit avant tout sur la longue durée.
Oui, il y aura des nouveautés et il y aura aussi l’enrichissement régulier du portail : ouvrages anciens numérisés et mis en ligne, nouveaux inventaires mis en ligne, nouveaux focus publiés, complément de fonds existants (un fonds d’affiches politiques illustrées des années cinquante et soixante, par exemple), etc.
Les nouveautés nous apprendront à travailler à distance avec le public. Nous allons essayer de penser toutes les formes possibles du collaboratif.
Retrouvez le site des Archives municipales de la ville de Saint-Denis à l’adresse suivante : http://archives.ville-saint-denis.fr/